Lorsque j’expose à mes étudiants la démarche de production d’un document de qualité professionnelle, j’insiste sur l’importance de faire décanter le texte avant de le réviser. L’expression « faire décanter le texte » (voir note) réfère évidemment à la décantation du vin, qui consiste à laisser reposer le liquide dans un récipient afin que les particules solides s’y déposent au fond.
Le vin, c’est le texte. Lorsque vous composez un texte, votre cerveau construit des représentations (ou images) de ce texte. Toutefois, ces représentations ne concorderaient pas exactement avec la réalité, du moins pas chez les rédacteurs moins expérimentés. En d’autres mots, les représentations mentales créées par le cerveau pendant la rédaction d’un texte brouilleraient notre capacité à voir le véritable texte. On ne voit plus les fautes. C’est donc dire que le texte qu’on voit tout de suite après l’avoir écrit est comme un vin dans lequel nagent des particules: il est embrouillé. (C’est beau comme image, non?)
Il existe des preuves scientifiques à l’appui de cette théorie. Dans une étude conduite en 1993, deux chercheurs américains ont demandé à des étudiants de corriger un texte rédigé par eux-mêmes et un texte rédigé par une autre personne. Résultat : les étudiants ayant fait la révision 20 minutes après la rédaction ont eu plus de difficulté à détecter les erreurs dans leur propre texte, tandis que ceux ayant fait la révision 2 semaines après ont détecté leurs propres erreurs, avec un taux de réussite équivalent à la révision du texte d’une autre personne. L’explication est simple : les étudiants du premier groupe se sont basés sur la représentation mentale de leur propre texte, tandis que les étudiants du deuxième groupe n’avaient plus accès à cette représentation, comme lorsqu’on corrige un texte rédigé par autrui.
J’ai conduit ma petite expérience maison, avec le texte que vous avez sous les yeux. Après avoir fait décanter le texte 30 minutes, j’ai apporté 18 modifications. Après l’avoir fait décanter 11 jours (ne faites pas cela avec du vin), j’ai apporté 34 modifications supplémentaires. Il n’y avait pas de faute comme telle, mais croyez-moi : cette version est meilleure!
En conclusion, plus longtemps on fait décanter son texte, meilleure sera la qualité de la révision. Si cela pouvait être vrai pour tous les vins…
Note: Je ne peux affirmer hors de tout doute que je suis la mère de cette expression, mais la probabilité est assez élevée.
© Marie-Josée Goulet
Rédacto(b)logue 
Allô Marie-Josée ! Un petit commentaire sur ta note (en espérant ne pas te décevoir 😉 ). Selon moi, il n’est pas vraiment étonnant que tu en sois venue à l’expression «faire décanter le texte». D’une part, c’est en filiation sémantique directe avec le sens figuré — très fréquent dans l’usage — qu’on retrouve dans les dictionnaires de langue commune: «FIG. « Décanter ses idées »: se donner un temps de réflexion afin d’y voir plus clair» (Le Petit Robert 2011). D’autre part, il me semble l’avoir beaucoup entendue pendant ma formation de rédacteur (1996-1997) et l’avoir tout autant utilisée par la suite quand j’ai enseigné la rédacto (1997-2002). Ton mérite, c’est plus probablement de l’avoir écrite et expliquée en comparaison explicite avec le vin ! 🙂
J’aimeAimé par 1 personne
Merci beaucoup, Éric, pour ce commentaire des plus pertinents! Si je comprends bien, les grands esprits se rencontrent, puisque nous utilisons tous les deux cette expression dans nos cours de rédaction. Mais sérieusement, comme tu le dis, j’ai surement entendu cette expression dans les couloirs et les salles de classe du Département de linguistique (Université Laval) pendant mes études. Bref, croire qu’on a inventé une expression est une autre preuve que notre cerveau nous joue des tours…
J’aimeJ’aime
Merci de ce texte intéressant et qui reflète bien également ma réalité. Par contre, les 15 jours évoqués ne correspondent pas toujours aux délais exigés pour une production professionnelle. Cela dit, je suis par contre certaine que cela est très efficace! De mon côté, la méthode de décantation que j’applique est rapide et jusqu’ici assez probante. En écrivant plus d’un texte couramment, les images dont vous parlez sont gommées par celles du texte en rédaction, par exemple le texte 2. Le retour sur le texte 1, qui semble alors écrit il y a longtemps, est alors facile et les ajustements se font de bonne façon. Heureuse de faire connaissance avec votre blogue et de vous lire! Bon succès!
J’aimeAimé par 1 personne
Merci pour votre commentaire! La méthode que vous proposez (alterner entre plusieurs textes pour « tromper » notre cerveau) est en effet plus adaptée aux contraintes du monde professionnel.
J’aimeJ’aime